Orthodoxie et écologie

 

Tatiana Goritcheva est philosophe, russe, convertie à l'orthodoxie sous le régime soviétique dont elle a été expulsée pour son activisme religieux. Elle à écrit plusieurs ouvrages en allemand et en russe et se consacre depuis plusieurs années à une argumentation chrétienne pour la protection de la nature comme Création divine. Elle a fondé la Société Chrétienne d'Ecologie à Saint-Petersbourg (Russie).

"Le désert pousse". De plus en plus près, toujours plus avant. Les forêts et les fleuves meurent. Bientôt nous sauront ce que signifie "Le printemps silencieux", le printemps sans oiseaux*. La nature meurt à cause de nous. Nous sommes les assassins de tout le vivant. La vie, avec sa respiration, avec son mouvement organique, nous l'avons transformée en machine ; et personne - ni l'animal, ni l'Homme - n'est capable de vivre au rythme de cette machine.

Les ordinateurs détruisent la pensée créatrice, les téléviseurs abolissent la richesse des relations humaines. Corps et âmes artificiels, misérable consommation, optimisme peureux, voilà les signes de notre temps. Aujourd'hui, nous trouvons partout une civilisation morte - en occident et à l'est, du nord au sud. La mort de l'idéologie a posé l'humanité en face d'un seul problème majeur : sauvegarder la vie qui diminue toujours plus. Nous entrons dans l'époque du Saint Esprit, "porteur de vie", dans l'époque de la vénération, où "chaque souffle" en vérité "loue Dieu".

Aujourd'hui, les discussions sur "la responsabilité" ont cessé d'être de vains bavardages. Si auparavant l'humanité vivait avec l'idée optimiste que l'énergie et inépuisable, aujourd'hui cela est clair : celle-ci est limitée et tout sur la Terre participe à la croissance de l'entropie1.

Et s'il y a encore 5 ans de cela les murs du métro parisien était recouverts de slogans politiques du genre "vive Le Pen !" ou au contraire "A bas Le Pen", ils ont disparus aujourd'hui. On lit maintenant "Ne mangez pas de viande de gibier !" et on reçoit des tracts appelant au boycott des articles en fourrure. Quel rapport le christianisme entretient-il avec l'écologie ?

Le christianisme et fondé sur l'incarnation du Logos, "le Verbe s'est fait chair". Le plus grand sacrement du christianisme est l'eucharistie, lorsque nous mangeons la chair et buvons le sang du Christ sous la forme du pain et du vin.

Dans l'Evangile, le Seigneur s'appelle sauveur, c'est à dire celui qui fait paître2. Le mot russe "salut" lui même trouve son origine dans la pastoral des animaux. L'image du bon pasteur, qui fait paître les brebis, de la graine de moutarde (le Royaume de Dieu), des lys des champs plus beaux que le roi Salomon, des oiseaux des Cieux légers et insouciants3, comme le Seigneur même, - ceux-là et beaucoup d'autres, ne sont pas seulement des métaphores. Le Seigneur lui même se nomme l'"agneau" et l'événement central de sa vie (le Golgotha) est lié à cette définition.

Tout témoigne que le "salut de l'âme" ne signifie pas le salut d'une quelconque abstraction indivisible. Le corps et l'âme sont indissolublement liés. Pavel Edvokimov écrit : "l'Homme ne possède pas un corps, l'Homme est un corps". Et le corps se meut dans le monde, au corps appartiennent et notre environnement et "le silence des mondes infinis".

L'âme, ce n'est pas un atome, "pesant trois grammes", comme le racontait à une époque la guide du musée de l'ermitage "Optine". Maxime le Confesseur : "l'Homme n'est pas un microcosme mais un macro cosme". L'Homme est plus grand que le monde entier, comme l'offrande de la pauvre veuve était plus grande que l'ensemble de toutes les autres innombrables richesses offertes au temple.

L'âme, chez les grecs d'une part, dans l'ancien testament de l'autre, ce sont deux conceptions radicalement différentes. Alors que la "psyché" de Platon est quelque-chose d'abstrait et d'immortel, dans la genèse et les psaumes, on parle de souffle. "si tu [Seigneur] leur reprends le souffle de vie, ils expirent et redeviennent poussière" Psaume 103 - l'âme et l'esprit sont successivement associés au souffle divin. "Chaque souffle loue le Seigneur".

Les exégètes soulignent qu'on parle encore moins de l'âme dans le nouveau testament que dans l'ancien. Il est évident qu'en ce temps les représentations de l'âme étaient très marquées par l'influence grecque. Or le christianisme n'a pas voulu rompre avec ses racines juives, avec la conception de l'âme comme quelque-chose de "matériel". Le caractère entier de l'âme, en tant que "vie" à proprement parler, est importante pour lui (le christianisme). Il est fondamental que l'âme ne s'oppose pas au corps (la soma) comme quelque-chose d'élevé face à quelque-chose de plus bas.

On remarquera avec intérêt que dans l'ancien testament "Néphesh" est utilisé 22 fois en tout pour désigner des Hommes ou des animaux et sur ce nombre, seulement 7 fois pour désigner des Hommes.

Le Seigneur a demandé de porter la bonne nouvelle (l'Evangile), non seulement à ces derniers, mais à "toutes créatures" (Marc 16, 16).

La tradition orthodoxe et fondée sur l'expérience d'une liturgie cosmique.

Saint Makaire le Grand décrit ainsi la catastrophe ontologique, située au début de l'histoire humaine : "Adam chuta. Sa chute fut pleurée par les anges, les forces, les cieux, la Terre, toutes les créatures. Car toutes les créatures virent que le Roi qu'on leur avait donné était devenu l'esclave des ténèbres rebelles et malicieuses". Mais les animaux suivirent tout de même leur souverain en captivité. Il lui restèrent fidèles et fidèles à Dieu".

Le discours de Saint Simon le Nouveau théologien est encore plus tranché : "Toutes les créatures refusaient de s'incliner devant Adam le criminel... Le Soleil ne voulu plus l'illuminer, ni la Lune, et aucune autre étoile ne voulait se montrer à lui ; les sources ne voulurent plus faire jaillir leur eau, et les fleuves poursuivre leur cours ; l'air ne soufflait plus afin qu'Adam le pécheur ne puisse pas respirer : Les animaux sauvages et tous les animaux de la Terre, lorsqu'ils virent qu'il s'était dépouillé de la Gloire originelle, le méprisèrent et furent tout de suite prêts à s'en emparer, et la Terre ne voulu plus le porter". Mais Dieu ordonna que la Créature demeura soumise à Adam.

La tradition patristique orthodoxe donnera une interprétation particulièrement riche de la vie cosmique, des éléments, des créatures. Maxime le Confesseur, parlant de la vision de Pierre (Pierre voyant une nappe recouverte d'animaux - actes 10) commente ainsi l'ordre de manger de tout : dans la nature rien n'est pur et rien n'est impur. Il faut recevoir tout le visible comme une nourriture spirituelle - logoi ( l'essentielle). Saint Maxime écrit : les choses, même sous leur aspect visible, dans leur diaphane, se donnent à nous comme le Corps de Christ, et leurs racines divines - comme le sang, comme une Eucharistie cosmique. Saint Maxime conclue : "A travers la contemplation intelligente de la Création on arrive à l'idée de la Trinité." C'est dire que la contemplation même du cosmos conduit à l'Eucharistie !

Un autre grand Saint, Grégoire Palme dit que tout le cosmos et pénétré d'énergies non crées. Tout dans le monde : des grains de poussière jusqu'aux étoiles, tout existe par elles. Des énergies qui de toute éternité proviennent de la nature même de la Trinité. En Sa Trinité, Dieu est pleinement présent dans chacune de ses créatures.

Le monde entier est une Liturgie Cosmique. Il n'est pas étonnant que les monastères russes aient été construits au milieu des forêts, aient vu leurs reflets dans l'eau des sources et des fleuves. Même aujourd'hui, la nature est la première à réagir à la sainteté. A Divieevo, le jour de l'installation des reliques du vénérable Séraphim de Sarov, de nombreux pèlerins ont vu le Soleil jouer, se dilatant et se contractant. Et encore très récemment une source miraculeuse à jailli de la terre - c'était le jour du transfert de l'icône de Marie que Séraphim de Sarov préférait au monastère Divieevo.

Souvent, sous la coupole des monastère brille un arc-en-ciel et les arbres saluent les pèlerins.

Il n'y avait plus de place dans l'Eglise. Des milliers de personnes étaient venues de tous les coins de notre immense pays à Diveevo. Mais il était aussi agréable de prier à l'extérieur de l'Eglise, aussi pénétrant : les oiseaux louaient le Seigneur par leurs chants de liesse, le bleu des fleurs chatoyait intensément, comme les chasubles des anges de la Trinité de Roubleev, comme le Roi Salomon dans toute sa gloire.

La Russie n'a pas eu peur du désert, c'est à dire des lieux non touchés par l'Homme. Si la civilisation occidentale a éprouvé de l'épouvante devant le vide4, on a aimé le désert en Russie et on a entretenu avec lui un dialogue harmonieux. C'est précisément la civilisation orthodoxe qui pourra donner une réponse à la crise écologique actuelle. Elle a su conserver le sens de l'ascèse qui pourra s'opposer à l'appétit croissant des "sociétés de consommation".

Notre société russe se présente comme une alternative à la société occidentale devenue consommatrice, dans une large mesure sous l'influence du protestantisme.

Mais que fait on alors dans notre orthodoxie ? Comment utilisons nous les richesses dont nous avons héritées ? Rien semble t- il. Il n'y a pas un livre, pas une réflexion sur ce thème. Bien sur l'Eglise est occupée à reconstruire, restaurer ce qui a été détruit. Mais il reste criminel de se taire sur des questions si importantes. Ou de faire bande à part comme des aveugles. J'ai devant moi la revue "Le Saint-Petersbourg orthodoxe" (n° 9, 1995). La rédaction n'a rien trouvé de mieux comme commentaire des uvres du Père Silouane (du Mont Athos) que la pensée suivante : "Les liens que les gens entretiennent souvent avec les animaux, allant parfois jusqu'à l'amitié, le saint Père les juge contraires à la nature de l'Homme et déviés de l'ordre établit par Dieu (Genèse 2, 20). Regarder un chat et dire "kiska, kiska", ou jouer et parler avec un chien, sans penser à Dieu, ou dans le soin porté aux animaux oublier la souffrance du prochain, ou se disputer avec les gens à cause d'eux - c'étaient pour le Père une infraction aux exigences évangéliques".

Il est évident que les Pères aussi pouvaient se tromper, d'autant plus qu'ils ne connaissaient ni n'aimaient les animaux, - cette attitude quasi-musulmane s'observe chez un grand nombre de moines grecs (héritage de la domination turque). Cependant on peut actuellement rencontrer au Mont Athos, des moines radicalement différents. Naturellement, le journal qui a imprimé cet extrait oublie la grande amitié qui liait saint Gerasim et un lion, le révérend Séraphim de Sarov et un ours, le Sage Nector et un chat.

En outre, cette "contemplation devant la vie", nous unit à chaque créature, à chaque souffle, louant le Seigneur. Et comme l'a justement di Albert Chweizer, l'éthique contemporaine n'a pas le droit de ne s'occuper que des question internes à l'humanité. La divinisation de l'Homme n'est possible que comme divinisation de tout le monde le visible et invisible.

Le philosophe français Paul Virilio parle de pollution dromosphérique. La vitesse de pollution augmente. Il a à l'esprit l'avion, la télévision, le fax, internet. Le drame résulte de ce que tout est déjà donné, tout est immobile et (comme le dit un autre philosophe, Beaudriard), toutes les utopies sont déjà réalisées.

Les dimensions de notre civilisation se résument à un point, et nous vivons dans cette maison bien délimitée, entourés d'illusions de toutes parts.

Le monde extérieur nous reviendra seulement lorsque nous ouvrirons et sanctifierons notre espace intérieur dans lequel Dieu puisse respirer facilement, ainsi que l'Homme et chaque créature gémissante.5

Tatiana Goritcheva

Saint-Petersbourg, 1995

traduction du russe, Damien Gangloff