Un aperçu sur la théologie de Hans-Urs von Balthasar
Hans-Urs von Balthasar, le grand penseur chrétien suisse mort à 83 ans, en 1988, alors qu'il venait d'apprendre que Jean-Paul II avait fait de lui un cardinal, n'a jamais prétendu traiter d'écologie comme science. Homme de littérature avant de se laisser happer par l'aventure de la suite du Christ, d'abord comme jésuite puis comme fondateur d'un institut séculier de vie consacrée, cet écrivain très prolifique, reconnu aujourd'hui parmi les plus grands théologiens de notre temps, avait d'abord la veine d'un artiste et d'un philosophe. Mais son uvre originale, sans cesse en dialogue avec la culture européenne et les grandes religions du monde, parce qu'elle s'est constamment ressourcée à l'Ecriture et à la grande Tradition chrétienne, permet d'ouvrir des voies qui restent extrêmement précieuses aux yeux de quiconque veut penser et agir en chrétien dans le domaine écologique. Premières influences Une immense part de cette œuvre est encore malheureusement inaccessible au public francophone. Les livres traduits en notre langue, petits ou grands, ainsi que les innombrables articles que l'on peut malgré tout s'efforcer de retrouver, en particulier dans la revue internationale Communio, dont il fut l'un des principaux fondateurs après le Concile, sont loin d'égaler la masse des publications personnelles et des traductions qu'il a réalisées en allemand, sans parler de l’œuvre mystique d'Adrienne von Speyr, qu'il a presque tout entière prise sous sa dictée et qu'il considérait inséparable de la sienne. Heureusement pour nous, il se trouve que Balthasar a prisé de grands auteurs français et qu'il avoue leur devoir quelque chose de son âme : Bernanos, Péguy, et surtout Claudel, pour le thème qui nous intéresse ici. Il faut ajouter son ami Henri de Lubac, auprès de qui il s'initia aux Pères de l'Eglise. Toutefois, son premier grand ouvrage, qui reprend la dissertation, en trois volumes, de son doctorat ès lettres, s'intitule Apocalypse der deutschen Seele (Apocalypse de l'âme allemande), mais il est inaccessible en français. Cela suffit pour nous rendre très humble dans l'approche de ce géant. Une première chose peut surprendre. Les sources d'une réflexion cosmologique (le terme est plus juste qu'écologique en ce qui le concerne) dans la pensée personnelle de Balthasar ne surgissent pas du corpus chrétien comme tel. Ses références premières sont musicales et puisées au cœur de la culture la plus germanique qui soit. Comme l'écrit Philippe Barbarin, ses deux maîtres, si l'on peut dire sont Mozart et Goethe. Pianiste lui-même, Balthasar partageait avec l'autre grand théologien suisse, mais protestant, qui fut l'un de ses partenaires privilégiés, Karl Barth, une véritable passion pour Mozart. Le caractère primesautier de sa musique, la fine joie de ses partitions ressentie par tant d'auditeurs divers et dispersés, l'introduisirent à cette légèreté de l'être qu'il tenterait de définir toute sa vie en méditant sur le côté fugitif et néanmoins irréductible de la créature, comme sur son aptitude à communier dans la beauté avec toutes les autres. Quant à Goethe, si l'on ne comprend pas ce que Balthasar retint de lui, on risque de passer à côté du trait le plus saillant de toute son uvre théologique et même de sa méthode proprement dite. Il s'agit du concept poétique de figure. Die Gestalt est une manière de percevoir la réalité comme un tout et de relier à ce tout les fragments qui s'y rattachent. On est ici à l'opposé d'une approche analytique ou discursive. Balthasar lui-même relie cette perception au sens des personnes dans toute compréhension des choses de l'esprit. D'où ces monographies à caractère éminemment personnel dont il a parsemé son uvre : sur Nietzsche ou Kierkegaard, Irénée ou Augustin, Pascal ou Soloviev En contemplant des figures dans leur unité organique, tout chercheur se voit appelé à se laisser dépasser par la figure qui est à l'origine de toutes et qui, mystérieusement, se voile en apparaissant. « Une figure a une qualité d'autant plus rare qu'elle est plus transparente à la lumière de l'être. Mais cette loi 'métaphysique' générale est accomplie par l'événement unique, dont l'initiative se trouve accomplie dans la liberté absolue de Dieu ». L'analogie de l'être Dans la pensée de S. Thomas d'Aquin, qui a dominé l'enseignement catholique de la théologie depuis le Moyen-Age, l'analogie n'est pas une simple comparaison. Elle désigne une similitude entre deux réalités, mais dont la dissimilitude demeure pourtant infiniment plus grande. C'est exactement ce qu'a affirmé le Premier Concile du Vatican (1870) au sujet du Créateur et de sa créature. Pas seulement l'homme donc, « créé à l'image et à la ressemblance de Dieu », mais l'ensemble du monde, depuis les anges jusqu'aux animaux et aux plantes et à la matière inerte elle-même. S. Thomas, a développé particulièrement l'analogie au sujet de l'être, en analysant le rapport de l'essence de chaque être fini à son existence. Tout en adoptant (et en adaptant) le vocabulaire d'Aristote, S. Thomas, parce qu'il mettait en lumière la nouveauté de « l'acte d'être », introduisait le mystère de la création dans son système, ce qu'un Gilson a appelé la « métaphysique de l'Exode ». Au début des années 30, cette thèse fut reprise magistralement par un jésuite allemand, le P. Erich Przywara, qui fut aussi un maître pour Balthasar et pour une Edith Stein. Mais son livre, Analogia Entis Metaphysik, déclencha une réaction passionnée de Karl Barth. Ce dernier, tout engagé alors à remettre en honneur, dans sa Dogmatique, le primat de la Parole de Dieu à l'encontre des protestants libéraux, vit là une prétention inadmissible de la philosophie, la méconnaissance de l'altérité absolue de la Révélation, et il alla jusqu'à dire que l'analogie de l'être était « une invention de l'Antéchrist ». C'est « à cause d'elle, ajoutait-il, que l'on ne peut devenir catholique » ! Balthasar était l'homme le mieux placé pour entrer dans le débat. Il pouvait reprendre ce qu'avait de traditionnel et de réellement « catholique » la réflexion de Przywara, mais il pouvait aussi pénétrer avec acuité dans la grande intuition de Barth, pour qui rien ne devait s'interposer entre Jésus-Christ, unique médiateur, et la création que Dieu veut sauver par son Fils incarné. Balthasar accueillit donc « l'analogie de la foi » de Barth, selon laquelle « puisque le Fils devient homme parmi ses propres créatures, la création possède, par principe, une relation essentielle à lui, de la même façon dont lui a une relation essentielle à la création ». Tandis que Mozart et Goethe avaient fourni au penseur de Bâle une méthode originale, Przywara et Barth lui offraient les lignes maîtresses de sa théologie. Celle-ci serait résolument christocentrique, sans pour autant renier l'héritage catholique au sujet du cosmos et de l'homme, grâce à une méditation renouvelée sur le mystère de l'être. On peut même dire que l'apport de Balthasar à la théologie a consisté, en veillant constamment sur les risques de réduction cosmologique ou anthropologique, à opérer une synthèse encore trop souvent méconnue entre des aspects apparemment disjoints du réel : la philosophie et la théologie, la foi et la science, Dieu et le monde. En une époque d'éclatement et de spécialisation du savoir, l'écologie, non point comme science de l'environnement mais comme domaine englobant et pensé à part (de la sociologie, de la politique, de l'éthique, etc.), n'échappe pas à ce risque de parcellisation et d'hypertrophie. Balthasar avait donc raison d'appeler les chrétiens à redevenir les « gardiens de l'étonnement », ou, selon une formule empruntée à Heidegger, les « bergers de l'être ». Dans son Esthétique théologique, qu'on a parfois regardée à tort comme le tout de la pensée de Balthasar, alors qu'elle n'est que la première partie d'une trilogie (nous y reviendrons), notre auteur a merveilleusement décrit ce que devient l'analogie de l'être chez un poète mystique comme S. Jean de la Croix. Ce dernier, sans s'écarter du langage scolastique imposé au temps de l'Inquisition, permet de retrouver l'influence ancienne du Pseudo-Denys (5ème siècle) sur S. Thomas lui-même : « Le contemplatif ne voit pas seulement la beauté de Dieu et en elle la beauté du monde, il voit pour ainsi dire au même instant l'analogia entis (analogie de l'être)il décrit cette expérience comme l'éveil de Dieu en luiLe monde s'éveille dans l'âme en même temps que Dieu ! 'Il semble à l'âme que tous les baumes, toutes les essences aromatiques et toutes les fleurs du monde se mêlent et s'agitent', en ce réveil, 'pour répandre leurs parfums. Il lui semble, en outre, que tous les royaumes et tous les empires du monde, que toutes les puissances et toutes les vertus du ciel se meuvent. Bien plus, il lui semble que toutes les créatures, les vertus, les substances, les perfections et les grâces de toutes les créatures sont resplendissantes de lumière et produisent toutes le même mouvement à l'unisson et dans une harmonie parfaite ; car, dit saint Jean : Toutes les choses sont vie en lui (Jn 1, 4) ; et comme dit saint Paul : C'est en lui qu'elles vivent, qu'elles sont et qu'elles se meuvent (Ac 17, 28)C'est là une jouissance inexprimable qui provient de ce réveil de Dieu : l'âme connaît les créatures par Dieu, et non pas Dieu par les créaturesDans toute cette vision, commente Balthasar, l'âme contemple la face de Dieu comme à travers un transparent, car tous les voiles ne sont pas retirés. Elle voit comment il meut lui-même toutes les créatures ; en même temps que lui et inséparablement, elle voit ce qu'il fait, et lui-même semble se mouvoir dans les créatures, et elles en lui, continuellement ». « Vérité du monde » En 1947, le jeune Hans-Urs von Balthasar faisait paraître en Suisse un « essai » d'allure modeste mais au titre ambitieux : Die Wahreit (La Vérité). « Depuis longtemps l'habitude s'est perdue de composer semblables traités (d'ontologie, de théodicée, etc.) », avoue-t-il alors en introduction. L'ouvrage était conçu comme une première partie : Wahreit der Welt, 'vérité du monde' et en annonçait une seconde sur la 'vérité de Dieu'. L'ensemble ne devait voir le jour que dans la grande trilogie consacrée à l'ensemble de la Révélation regardée à la lumière des « transcendantaux » : le beau, le bien, le vrai. Et c'est sous ce dernier aspect, appelé Théologique, que Balthasar reprendra, en 1985, l'uvre originale de 1947. Pour Balthasar, comme pour ses devanciers dans la pensée occidentale, les trois transcendantaux sont indissociables. Ce qui nous intéresse ici, c'est de découvrir, dans ce prélude lointain d'une symphonie grandiose, une approche effectivement phénoménologique de la beauté et de la vérité du monde, dont la Genèse nous dit que Dieu lui-même le trouva « très bon ». Pour ce faire, on nous saura gré de citer longuement l'auteur lui-même. Tout commence par l'étonnement :« A l'essence de la vie appartient une incompréhensible prodigalité. Sur des millions de germes, un tout petit nombre seulement parvient à se développer. Sur une quantité prodigieuse de virtualités et de possibilités de vie, cachées au sein d'une richesse exubérante, une lignée unique, celle de la vie effectivement réalisée, parvient à s'exprimer. Mais d'un autre côté, on aurait tort de regretter ce défaut de développement et de regarder la réalité comme un domaine de restriction et d'indigence. Tout au contraire, le but de cette prodigalité est de faire apparaître tout l'excès de richesse, toute la plénitude débordante de la vie. Ce serait un signe de la pauvreté de l'être et finalement de la pauvreté du Créateur, si la réalité recouvrait tout le champ du possible. C'est le signe d'un grand artiste, que ses uvres portent la marque de l'aisance avec laquelle elles ont été créées, et révèlent qu'elles sont loin d'avoir épuisé les forces de son auteur ; et c'est de même un caractère de la nature vivante, que son apparition même trahisse le surplus infini de ce qui pourrait être encore. L'apparition finie est comme le signe d'une certaine infinité ; mais ce n'est pas parce que sa figure finie serait imparfaite et irait se perdre pour ainsi dire dans une région obscure. C'est au contraire sa perfection bien nette qui est comme telle la manifestation de son infinité secrète. Cette infinité devient réellement visible dans son apparition, mais visible comme le surplus de ce qui n'est pas visible lui-même, dévoilée comme ce qui demeurera toujours voilé, connue comme le mystère irrévocable de l'être » (p. 72-73). ..................................Continuer |
Balthasar prend l'exemple d'une plante, et il ne sera pas difficile de relire plus haut le commentaire sur S. Jean de la Croix pour voir comment les deux passages s'éclairent mutuellement : « Car la connaissance de Dieu n'est pas une connaissance qui reflète un objet préexistant, mais une connaissance exemplaire qui fonde l'existant lui-même et lui assigne toutes ses relations. Dieu ne prend pas la mesure de l'objet en l'empruntant à son être déjà présent, mais l'objet a sa mesure dans l'idée que Dieu a de lui. Pour autant qu'il se conforme à cette idée, son être participe à la vérité. Cette idée divine est maintenant communiquée à l'existant comme une partie de lui-même, elle est incarnée en lui ; elle lui est immanente comme son plan interne, sa nature, son sens. Elle a son foyer dans le centre vivant, à partir duquel le principe agissant, vivant, sentant, se développe, s'étale d'une manière variée et se déploie en une histoire. C'est ainsi que le principe vital d'une plante par exemple nous offre une synthèse pleine de sens, qui est disposée selon un plan spirituel, bien que la plante elle-même ne soit pas une réalité spirituelle et qu'elle soit incapable de former des plans. Cette synthèse incarne immédiatement l'idée de l'intelligence infinie, dans la mesure où cette idée est enfouie au cur de la créature individuelle comme une 'entéléchie' installée en elle » (p. 40). « Avec l'entrée en scène du monde animal », Balthasar esquisse l'idée de subjectivité, diversement adaptée à l'environnement naturel : « Dans le royaume animal apparaît une abondance très variée d'images du monde subjectives, qui toutes sont impénétrables les unes aux autres. Chacune de ces images est parfaitement finie, elle possède son monde environnant (Umwelt) particulier qui est ordonné et harmonisé à sa sensibilité propre. Tourtes ces visions du monde, nous ne pouvons même pas nous les représenter, parce qu'il nous manque certains sens que possèdent les animaux, parce que même les sens que nous nous possédons en commun avec eux sont pourvus d'une structure toute différente (par exemple, il nous manque l'il à facettes des insectes, et il nous est absolument impossible de nous représenter comment le monde peut apparaître à un oiseau ou à un poisson dont les deux yeux ne regardent pas dans la même direction), enfin et surtout parce que nous sommes incapables de nous représenter ce que peut être une connaissance sensible dont l'esprit est absent » (p. 75-76). Dans ce contexte, Balthasar fait une allusion très pertinente à la différenciation sexuelle, domaine qu'il n'a jamais éludé. Ici, c'est pour souligner ce qui échappe à la connaissance intérieure de l'autre : « « Au premier abord, on pourrait croire que c'est une bagatelle de se demander si l'on perçoit les couleurs ou les sons de la même manière qu'un autre ; mais c'est de la nuance des perceptions que peut dépendre celle du goût artistique, sur lequel il n'est pas toujours possible de discuter. Quel est l'état d'âme d'un homme, c'est ce qu'il ne peut faire savoir à un autre que très indirectement, et pourtant la disposition habituelle de son âme peut avoir une influence sur sa vision du monde. Et nous ne dirons rien ici de cette profonde fissure qui à partir du règne animal traverse toute vie douée de conscience : celle qui sépare les sexes. Nous savons bien des choses sans doute sur la vie et les sentiments de l'autre sexe. Mais nous ne connaîtrons jamais la perspective propre selon laquelle l'autre sexe voit le monde et l'accueille » (p. 75). Pourtant, mille différences et d'infinies distances n'empêchent pas une certaine unité de sourdre entre tous les êtres du monde. Les lignes qui suivent ressemblent à un commentaire du Psaume 19, 1-5 : « Et pourtant tous ces êtres s'enracinent dans un milieu commun, celui de la vieC'est de la vie, de la vie qui s'exprime, de la vie qui se sert d'un langage riche de sens pour elle-même, puisque la manifestation externe de la vie correspond à son intériorité. Chacun des mots que contient le vaste langage de la nature dit lui-même ce qu'il est, mais il ne connaît pas le sens des autres mots. Qu'il sorte de là malgré tout une phrase immense d'une incroyable unité, le fait prouve clairement que cette langue a pour origine une vie profonde commune à tous qui crée pour s'exprimer mille paroles variées. Dominant tous les mots particuliers qui portent chacun témoignage de la vie qui s'affirme elle-même comme une vaste unité en promouvant l'accord de toutes les voix particulières et de tous les champs d'expression » (p. 76-77). De cette contemplation du phénomène d'un monde créé, jaillit le sens de la beauté. Le passage suivant évoque irrésistiblement La muse qui est la grâce, l'une de ces Cinq grandes odes de Claudel, ouvrage que Balthasar s'est plu à traduire à plusieurs reprises : « Car cette propriété de la vérité qui lui donne de rayonner autour d'elle et de subjuguer ceux qui la voient par son éclat, par sa limpidité, par la perfection de sa force expressive, n'a d'autre nom que la beauté. Celle-ci est, dans la vérité, ce qui échappe à toute définition, ce qui ne peut être saisi que par un contact immédiat, et ce qui fait de chaque rencontre avec elle un événement nouveau. Elle est le rayonnement actif et inexplicable qui part du centre même de l'être pour s'épanouir à la surface expressive de l'image, un rayonnement qui se reflète dans l'image elle-même et qui lui confère une unité, une profondeur et une richesse bien supérieures à tout ce que l'image comme telle peut contenir. La beauté est finalement ce qui donne à la vérité le caractère d'une grâce » (p. 128) « C'est dans cette manière d'apparaître que se trouve le désintéressement de toute beauté. La beauté est le pur rayonnement du vrai et du bien pour le simple amour d'eux-mêmes, elle est la communication qui repose en elle-même et qui s'épanche calmement, elle est enfin une joie indescriptible qui plane au-dessus de toutes choses et qui participe à la joie insondable du rayonnement originel de l'être » (p. 213). « Liturgie cosmique » Après Goethe et Mozart, Przywara et Barth, une autre influence fut primordiale pour Balthasar, c'est celle du P. de Lubac. Grâce à ce dernier, avec Daniélou, Fessard et quelques autres, il put surmonter le dégoût que lui inspira l'enseignement néoscolastique ou néokantien qui régnait au cours de sa formation en France et s'initier aux Pères de l'Eglise, les Cappadociens et les Alexandrins en particulier. Il se lança avec fougue dans l'étude d'Origène, Denys l'Aréopagite, Grégoire de Nysseet, dès 1942, produisit un ouvrage magistral sur Maxime le Confesseur, le grand interprète du Concile de Chalcédoine au 7ème siècle qui mit en lumière l'unité des deux natures dans le Christ « sans séparation ni confusion». Le titre de ce livre est par lui-même tout un programme : Liturgie cosmique. L'auteur nous en avertit dès son avant-propos, l'étude des Pères n'a pas pour pure finalité d'exhumer des uvres antiques : « D'ailleurs la Tradition peut-elle jamais nous dispenser de nous engager totalement, nous épargner l'effort personnel et créateur ? » (p. 8). C'est avec cette visée que l'on peut deviner comment toute la liturgie chrétienne conduit à l'adoration, même si elle est, pour une part, un jeu, voire une danse, comme l'indique déjà le Livre des Proverbes parlant de la Sagesse qui « s'ébat tout le jour sur la surface de la terre pour faire les délices du Seigneur » (cf. Pr 8, 30-31) : « Celui qui a entrevu, ne fût-ce qu'un instant, l'immense jeu cosmique, sait que la petite vie d'un homme et tout son sérieux n'est qu'un moment fugitif dans le jeu de cette danse » (p. 16). Maxime, en assumant cette perspective poétique et mystique de l'Aréopagite, sera le premier Père à lui donner une armature métaphysique assez rigoureuse pour la distinguer clairement de l'émanatisme d'un Proclus ou de Plotin, pour qui les êtres sortent comme naturellement de Dieu. L'originalité de la pensée chrétienne aura été, à la lumière du dogme de la Création, d'affirmer la totale liberté du Créateur et l'autonomie de la création en son ordre propre et son unité foncière. D'où cette « majestueuse période » de Maxime : « Dieu par sa puissance infinie a tout amené à l'existence. Il contient tout, l'unifie, le circonscrit et dans sa providence, il rattache intérieurement entre elles et à lui-même les choses spirituelles comme les choses sensibles. Il les fait s'infléchir l'une vers l'autre par la seule puissance de leur relation à lui, le Principe, puissance par laquelle il conduit toutes choses à une identité de mouvement et d'existence qui est à la fois sans différence et sans mélange. Il n'est plus possible à aucun être, suivant son propre instinct, de s'isoler, de se séparer absolument pour devenir quelque chose d'autre » (p. 24-25). Pour Maxime, à la différence d'Origène, le monde naturel est à placer à côté de l'Ecriture comme source de révélation et de sagesse. Les étoiles elles-mêmes « sont comme des lettres dans un livre » (p. 18). Cependant, le grand moine d'Orient se garde de tout panthéisme. Il sait, en disciple avisé du Christ, que le salut n'est pas le fruit de la contemplation mais l'uvre de la grâce : « Il n'est donc pas exigé de la créature, commente Balthasar, qu'elle se 'sauve' elle-même, mais seulement que 'toujours son effort monte', qu'elle consente librement au mouvement qu'elle est, qui la dépasse par le commencement et par la fin. Etant mue passivement, elle ne s'appartient pas à elle-même et n'a donc pas à se soucier de son propre achèvement. 'Quel avantage-ainsi se parlaient peut-être en réfléchissant les saints-quel avantage pourrait acquérir un être qui ne doit pas son existence à lui-même, de prendre comme but de son mouvement soi-même ou quelque autre objet hors de Dieu, puisqu'il ne pourra se procurer ni par lui, ni par aucun autre qui n'est pas Dieu, le moindre complément dans la ligne de son existence' » (p. 97). « Ni séparation ni confusion » : ce que Chalcédoine a enseigné sur le mystère de l'Incarnation s'étend, par analogie, à la relation de Dieu avec l'ensemble de sa création. L'union promise « dans les douleurs de l'enfantement » ne sera ni une fusion ni une sorte de vis-à-vis éternel. Elle est déjà promesse de communion à l'intérieur de cet amour qui, en maintenant la distance, préserve la beauté de la créature et la transfigure même « d'une manière plus admirable encore ». L'Amour seul est digne de foi : ce titre d'un petit livre de Balthasar est peut-être celui qui résume le mieux tout sa pensée. Il ne s'agit pas de l'amour en soi, mais de l'amour trinitaire révélé en plénitude dans la manifestation historique de la figure unique de Jésus-Christ et le don de son Esprit. Le premier grand succès de librairie du grand théologien, en 1945, s'intitulait Le cur du monde. Recueil de poèmes inspirés par la mystique Adrienne, il contenait en germe toute une pensée profondément enracinée dans l'Ecriture et la foi de l'Eglise. Son auteur y déjouait à l'avance le piège d'un univers technique qui croyait en avoir fini avec le domaine de l'être. Mais, à la différence du philosophe tchèque Jan Patocka, qui sut courageusement, lui aussi, dénoncer l'impasse d'une rationalité fermée au mystère, Balthasar osa franchir le pas de la métaphysique en direction d'une nouvelle intelligence de la foi dans le Christ, sans aliéner jamais sa figure au « vain leurre » d'une conception étriquée de l'homme dans le monde. Cette foi de toujours, repensée et rafraîchie au contact de la modernité, peut être, à l'école d'un tel maître, une voie exigeante mais ô combien féconde pour les chercheurs et les hommes d'action d'aujourd'hui qui aiment la création d'un amour de charité : « La Création tout entière, du Séraphin au minéral, est homogène et reliée dans toutes ses parties par le lien de la charité ». +Olivier de Berranger, évêque de Saint-Denis-en-France |