Introduction
La perspective : une vision chrétienne de la nature
La réflexion que je voudrais présenter s’inscrit dans
le cadre plus large d’une réflexion sur le rapport du christianisme
à la nature. Avant d’aborder plus directement la pensée
de Teilhard (et d’annoncer mon plan), je dirai quelques mots sur
cet arrière-fond.
On sait que c’est une question actuelle et que la réponse
ne va pas de soi, pour plusieurs raisons. Tout d’abord on a remarqué
le peu d’empressement des communautés chrétiennes
et de leurs responsables pour s’engager dans le mouvement écologique.
Les prises de position des Églises chrétiennes sont souvent
modestes, malgré quelques exceptions comme tel ou tel rassemblement
œcuménique. Cette difficulté n’est sans doute
pas seulement idéologique (il faudrait aussi chercher du côté
sociologique), mais il faut reconnaître que la question se pose
aussi de ce côté-là. On connaît le célèbre
article de Lynn White sur les racines chrétiennes de la crise écologique
(1967). Il voulait démontrer que c’est le christianisme,
au moins sous sa forme occidentale, issue des mutations du Moyen Age,
qui est à l’origine du développement d’une technoscience
et donc d’un rapport pervers de l’homme à l’égard
de la nature. La thèse est schématique, et a souvent été
critiquée. Mais, dans le même registre, je lisais récemment
sous la plume d’un philosophe, éminent spécialiste
de la pensée antique, Pierre Hadot, auteur d’un remarquable
livre sur l’histoire de l’idée de nature, qui vient
de sortir sous le titre Le voile d’Isis, ces quelques lignes : «
La représentation du monde comme machine [je souligne ce mot] correspondait
parfaitement à l’idée chrétienne d’un
Dieu créateur, transcendant absolument [je souligne aussi] son
œuvre » (p. 142). Autrement dit, l’idée d’une
création du monde par Dieu, idée proprement judéo-chrétienne
(autrement dit, biblique), par contraste avec les représentations
antiques, poly- ou panthéistes, entraîne nécessairement
la conception d’un monde comme une machine, comme une chose que
l’homme peut connaître (par la science) et manipuler (par
la technique) à sa guise, c’est-à-dire sans limites
qui s’imposeraient à lui. Pour cet auteur, la science moderne,
au moins sous sa forme classique, galiléenne ou newtonienne, est
un rejeton du christianisme. Je produis cette citation récente
pour montrer que l’association entre christianisme et vision mécanique,
technicienne, « technoscientifique », de la nature est une
position répandue chez les meilleurs esprits. Certains se font
d’ailleurs les avocats d’une vision religieuse, mais non chrétienne
du monde, pour ne pas dire anti-chrétienne parfois (orientale,
chamanique, ou antique, comme cela semble être le cas de Pierre
Hadot). La défense de la cause écologique irait donc de
pair avec l’encouragement à retrouver une vision religieuse
du monde, à le « réenchanter », comme on dit
parfois, mais en se tournant plus volontiers vers des religions réputées
plus « traditionnelles », plus proches du substrat naturel
de l’humanité. Il y a donc un enjeu important à réfléchir
à une vision chrétienne de la nature, de façon à
montrer que l’engagement de chrétiens dans la cause écologique
n’implique pas nécessairement la mise entre parenthèses
de leur foi chrétienne.
Mais il faut reconnaître que la relation entre christianisme et
nature pose question. Jusqu’où prendre en compte la nature,
le monde non humain, dans la confession de foi chrétienne ? Le
christianisme peut-il être une « religion de la nature »,
au sens où cette nature serait une référence pour
l’agir de l’homme, au sens où l’homme serait
un être de « nature » ? Il faut faire droit à
la méfiance traditionnelle en régime chrétien (et
plus largement, biblique) à l’égard du « paganisme
» ou du « panthéisme ». Les religions bibliques
ont toujours vigoureusement combattu les représentations de Dieu
sous forme de créatures non humaines (dénonciation de l’idolâtrie
par les prophètes et par les sages). Seul l’homme est l’image
de Dieu. Je ne vais pas détailler maintenant ce point. Je le mentionne
simplement pour indiquer que l’approche chrétienne de la
question de la nature intègre fortement le facteur humain. Peut-on
parler alors d’anthropocentrisme, comme le dénonce Lynn White
(le christianisme comme la religion « la plus anthropocentrique
qui soit ») ? C’est excessif. Mais les trois pôles,
Dieu, l’humanité et la nature, sont à tenir ensemble.
Toute la question est de savoir comment.
Dans cette perspective, il faut reconnaître que nous n’avons
pas un nombre considérable de penseurs chrétiens d’envergure
qui aient réfléchi sur ce rapport complexe. Teilhard est
l’un d’eux. Il vaut la peine de (re)découvrir cette
grande figure, disparue il y a à peine cinquante ans (le cinquantième
anniversaire de sa mort en avril prochain sera l’occasion de diverses
célébrations et aussi – souhaitons-le – d’études
nouvelles de sa pensée). Dans le contexte spirituel janséniste,
qui était celui du catholicisme au début du 20ème
siècle, dévalorisant toute dimension matérielle,
il a su développer une authentique spiritualité du cosmos.
Ce dernier n’est pas seulement une sorte d’enveloppe, d’apparence,
de prétexte à élévation spirituelle. La spiritualité
n’implique pas nécessairement un détachement ascétique
à l’égard du monde matériel, ce fameux «
renoncement » dont on a peut-être abusé. Dieu habite
le monde, même dans les lieux et les êtres les plus matériels,
les moins spirituels en apparence. De plus, il ne s’agit pas chez
lui seulement de « spiritualité », au sens un peu superficiel
et vague de « belles pensées ». Son style est certes
souvent lyrique, mais sa démarche est profondément réfléchie.
Il y a chez lui une véritable théologie de la nature, même
si elle est parfois exprimée dans des catégories difficiles
ou surprenantes, des néologismes dont le sens n’est pas toujours
commode à déchiffrer. Il ne s’agit pas d’annexer
Teilhard à l’écologie (à quelle écologie,
d’ailleurs ?). Mais il peut nous fournir des arguments dans le sens
d’une relation plus solidaire avec le cosmos. Il peut aussi apporter
des éléments critiques à l’égard d’une
vision trop fermée ou trop radicale qui serait celle d’un
écologisme « profond ».
Teilhard dans la mouvance écologique
Je ne suis pas le premier à faire un rapprochement entre Teilhard
et la sensibilité écologique. Il suffit de faire une brève
recherche sur Internet pour s’en convaincre. Plusieurs acteurs contemporains
dans la mouvance écologique (au sens large, d’ailleurs difficile
à définir) se réclame de la pensée teilhardienne.
Le sociologue Philippe Breton en donne une description critique dans son
livre Le culte d’Internet. Il s’appuie surtout sur le livre
de Pierre Lévy, World Philosophie, l’auteur se présentant
comme disciple de Teilhard . Ce courant de pensée considère
la mondialisation communicationnelle actuelle (Internet) comme la réalisation
de la noosphère teilhardienne. On en trouve une illustration dans
la déclaration qui termine un article de Janice Paulsen : «
Avec Internet, cette fameuse conscience planétaire, tant prônée
par des précurseurs comme Teilhard de Chardin, devient palpable.
Dans le cybermonde, la notion d’étranger n’existe pas
». Je ne suis pas sûr que l’on puisse considérer
ce courant comme « écologique » du fait de son rapport
très positif à la technologie, mais on pourrait discuter
de cela. En tout cas, certains défenseurs d’Internet se proclament
eux-mêmes écologistes. Dans un interview (trouvé sur
Internet…), le cosmologiste Brian Swimme, disciple de Thomas Berry
dont je vais reparler à l’instant, présente Internet
« presque comme les tendons (sinews) de la Noosphère ».
Je détaillerai un peu plus l’opinion du penseur
américain Thomas Berry (historien, né en 1914, ancien religieux).
Il fut président de l’Association américaine Teilhard
de Chardin de 1975 à 1987. Son œuvre vise à une lecture
du grand récit du monde, inspirée par la pensée de
Teilhard (je mentionne seulement un de ses ouvrages les plus célèbres,
écrit en collaboration avec Brian Swimme, qui s’appelle The
Universe Story ; toutefois dans le livre Teilhard n’est mentionné
qu’une fois, mais de manière significative, à côté
de Bergson, Whitehead et Prigogine). De Teilhard, il relève trois
apports et formule deux critiques (je m’appuie ici sur un article
écrit par un journaliste présentant l’œuvre de
Berry). Ces éléments me paraissent significatifs d’une
lecture contemporaine de Teilhard, et serviront de points d’appui
pour les développements qui viendront par la suite.
Le premier apport est à ses yeux une vision évolutive du
monde, à l’opposée de la vision ancienne, statique.
Le cosmos est en fait une cosmogénèse.
Un deuxième apport est ce qu’il appelle le caractère
psycho-physique du développement de l’univers. Une certaine
« psyché », une forme d’intériorité,
voire de conscience, est présente dans toutes les composantes du
cosmos. La matière n’est pas inerte, mais elle possède
une dimension physique et indissociablement une dimension psychique. Cela
indique une forte solidarité des composantes du cosmos, dont l’évolution
s’inscrit dans une continuité.
Toutefois – c’est le troisième apport – dans
l’homme (l’organisme le plus complexe) la conscience devient
réflexive. Il existe des degrés de conscience, liés
aux degrés de complexité (la fameuse loi teilhardienne dite
de complexité-conscience). De ce fait-là, l’humanité,
qui est une espèce parmi d’autres, a un rôle spécial
dans le processus d’évolution, une responsabilité
particulière dans la continuation de ce processus. Ce troisième
élément introduit une différence, une hiérarchie,
sur le fond de continuité souligné précédemment.
La première critique que fait Berry à Teilhard
est un excès d’optimisme à l’égard du
progrès. Teilhard semble ne pas accorder d’importance aux
effets dévastateurs de l’industrialisation sur l’équilibre
fragile des écosystèmes. Pour lui, l’humanité
serait capable de contrôler le monde naturel, à travers la
science et la technologie. Cette vision anthropocentrique, qui semble
ne reconnaître aucune limitation au pouvoir de l’homme, est
critiquée par Berry.
La deuxième critique porte sur la dimension religieuse. Berry reproche
à Teilhard d’avoir ignoré les religions orientales
ou traditionnelles (bien qu’ayant vécu en Chine) au profit
d’une vision exclusivement christocentrique. Ce privilège
donné à l’expression chrétienne l’aurait
empêché d’entrer en vrai dialogue avec d’autres
traditions spirituelles, dont on reconnaît aujourd’hui toute
la valeur, en particulier dans le rapport à la nature.
Pour Thomas Berry, Teilhard a ouvert une piste de réflexion,
en intégrant l’humanité à l’histoire
du monde (ce que Berry présente dans son best-seller), piste qu’il
convient de poursuivre en la corrigeant par la réduction de ce
qui subsiste d’anthropocentrisme et de christocentrisme.
Approche critique dans les deux sens
Teilhard peut certes être discuté. Je ne cherche pas à
faire de lui une « autorité » dont les thèses
devraient être admises sans discussion. Sa pensée n’a
pas à être canonisée. Il était profondément
homme de débat, même si les circonstances l’ont malheureusement
empêché de mener ces débats comme il l’aurait
souhaité. C’est honorer sa pensée que de la soumettre
à une lecture à la fois bienveillante et critique. Elle
a pu parfois, vers la fin de sa vie, prendre un tour plus systématique.
Mais ce n’est pas, à mon sens, le meilleur de Teilhard, sensible
à l’engagement dans la recherche, avec ce que cela comporte
de tâtonnements : « tout essayer pour tout trouver »
(I, 116). De ce fait-là, je m’appuierai de préférence
sur des textes de jeunesse, dans lesquels les grandes intuitions sont
davantage perceptibles.
Je repartirai pour le faire des cinq éléments,
trois apports et deux critiques, relevés par Thomas Berry, en les
associant selon quatre rubriques :
- la conception d’un monde en évolution, d’une cosmogénèse,
à l’opposé des visions fixistes traditionnelles ;
- la solidarité de tous les êtres du monde du fait de leur
caractère commun psycho-physique ;
- la place particulière de l’homme dans cet ensemble, en
discutant son anthropocentrisme (ce point sera davantage détaillé)
;
- la relation à Dieu : peut-on parler de « panthéisme
», comme on l’a fait parfois, ou faut-il critiquer un excès
de « christocentrisme » ?
Mon propos sera forcément schématique, du
fait de la complexité de l’œuvre teilhardienne. Je viserai
plutôt à faire ressortir quelques grandes caractéristiques,
quelques propositions fortes, susceptibles de donner à réfléchir,
pas seulement aux « spécialistes » de Teilhard, mais
surtout à ceux qui sont préoccupés par une vision
chrétienne de la nature. De ce fait-là, ce sera sans doute
un peu théorique. Mais je crois qu’il est bon de prendre
un peu de distance à l’égard des questions pratiques
si l’on veut avoir une vue d’ensemble qui permette de se diriger
dans un domaine très complexe.
J’ajoute une précaution. Ne commettons pas d’anachronisme.
Teilhard est mort il y a cinquante ans, avant que la question écologique
vienne à l’avant-scène. Il n’a pas pu avoir
connaissance de nombreux développements récents dans la
biologie, la paléontologie, etc. Un certain nombre d’arguments
qui viennent à l’appui de ses thèses peuvent être
contestés sur le plan scientifique. Est-ce à dire que ces
thèses, autrement dit, ses intuitions, soient devenues caduques
? Ce n’est pas sûr. La réflexion reste à poursuivre.
Un monde en évolution
Le point de départ de la démarche teilhardienne est une
observation du monde. Par tempérament, c’est un phénoménologue,
curieux du monde, plus qu’un esprit abstrait, enfermé dans
la solitude de sa méditation intérieure. Tel est d’ailleurs
le Prologue de son grand livre de synthèse, Le phénomène
humain : « voir ».
Par héritage familial, par tempérament et par formation,
Teilhard est un naturaliste. Ce sens de l’observation s’exerce
dans le domaine de l’histoire naturelle. Enfant, il suivait les
« leçons de chose » de son père. Une fois jésuite,
et avant même d’être « missionné »
pour cela, il continue. Sa correspondance est pleine de descriptions de
ses expéditions dans les différents lieux qu’il traverse.
Sa curiosité est sans limite, ainsi que l’énergie
qu’il déploie à aller partout, à vouloir tout
connaître des pays qu’il visite. Ce goût pour l’histoire
naturelle fait qu’il sera orienté dans cette direction en
entrant au laboratoire de Marcellin Boule au Museum.
Cette phénoménologie est cependant guidée
par un principe de recherche. Très tôt, c’est la recherche
d’une loi qui l’attire, plus que la curiosité à
l’état pur. Ce n’est pas l’anecdotique qui l’intéresse.
Il n’est pas d’abord attiré par les phénomènes
étranges, le bizarre, ce qui sort de l’ordinaire, le «
miraculeux » si l’on veut. Il a le sentiment – bien
digne d’un « scientifique » – que la nature est
« régulière ». Pour lui, la découverte
de ces lois donne accès au sens de l’univers. Observer ne
consiste pas seulement à collecter des données, mais à
les mettre en relation, à les unifier dans un schéma d’ensemble.
Ce désir de trouver une loi fondamentale l’emporte-t-il sur
l’observation empirique ? C’est possible, surtout lorsqu’il
avance en âge et s’efforce d’unifier son « système
» (tout en se défendant d’être un esprit systématique).
On lui a souvent fait le reproche de « forcer » les phénomènes
pour les faire rentrer dans une vision d’ensemble, dont la cohérence
contraste avec notre expérience plus fragmentaire ou contingente.
Cette recherche de loi l’entraîne, au moins
dans un premier temps, vers le minéral plutôt que vers le
vivant (végétal ou animal). Dans l’autobiographie
qu’il rédigea dans ses toute dernières années
(« Le cœur de la matière », 1950), il souligne
ce trait à travers l’image de son « Dieu de fer ».
Ce qui l’attire est en effet le solide, le durable, l’inaltérable.
« Rien au monde n’était plus dur, plus lourd, plus
tenace, plus durable que cette merveilleuse substance saisie sous forme
aussi pleine que possible ». Il éprouve a contrario en quoi
le vivant est périssable (il se dit marqué dans son enfance
par l’expérience d’une mèche de cheveux qui
brûle). Il ressent le besoin de pouvoir s’appuyer sur une
stabilité.
Ce premier trait va évoluer sensiblement, jusqu’à
ce que l’on peut considérer comme un renversement. Le minéral
est certes le plus stable (parmi les éléments simples, le
fer est le plus stable), mais cette stabilité ne dit pas la vérité
de l’être. Ce n’est pas la référence.
Le vivant est plus fragile, certes, mais, à ses yeux, plus significatif
de ce qu’est l’idéal de l’être. Le vivant
ne tend pas vers le minéral. S’il se pétrifie, c’est
qu’il devient cadavre. Cette destinée inéluctable
n’est pourtant pas sa vérité ultime. L’évolution
« entropique » du vivant vers l’inerte n’est pas
la seule possible.
A travers cela, on voit comment en quelque sorte l’histoire
l’emporte sur la « nature », entendue ici au sens d’une
référence permanente. Si c’est le vivant, et encore
davantage l’humain, avec la liberté de sa conscience (on
reviendra sur ce point), qui est la vérité de l’être,
on n’est pas dans la même représentation que la vision
« minérale » qui est la plus habituelle, la plus spontanée
(celle que l’on trouve par exemple dans l’idée que
les particules élémentaires les plus stables sont les fondements
des choses).
Dans sa « Note sur le progrès » de 1920, il écrit
qu’il est « évident » que le monde est «
le résultat d’un mouvement », « nulle chose n’est
compréhensible que par son histoire. “Nature” équivaut
à “devenir”, se faire : voilà le point de vue
où nous accule irrésistiblement l’expérience
» (24). Le mouvement est intrinsèque au monde. Il ne s’agit
pas de mouvements qui affecteraient de l’extérieur une réalité
réputée intrinsèquement stable, comme dans la vision
classique, « substantialiste », le mouvement n’étant
qu’un « attribut » de la substance. C’est plutôt
ce que nous appréhendons comme fixe qui se révèle
à l’examen résultat d’un processus plus fondamental
(pour prendre une image, un peu comme l’état actuel des continents
est le résultat – provisoire – d’un phénomène
de « dérive »). Dans un texte de 1937, il écrit
: « L’une après l’autre, les stabilités
les plus réputées de l’univers se découvrent
comme le siège de courants d’autant plus larges et puissants
que leur support pouvait paraître plus immuable » (VI, 162)
.
La solidarité des êtres du monde
Lorsque sa formation se poursuit et que sa vision se développe
et s’enrichit, il prend davantage conscience de la profonde solidarité
des êtres du monde. L’évolution dirigée (l’orthogenèse)
établit à ses yeux une hiérarchie entre ces êtres.
L’homme se distingue profondément de l’animal, et davantage
de la plante ou du caillou. Mais cette distinction se fait sur le fond
d’un processus qui unit toutes ces créatures.
Du fait de son sens de l’évolution, l’unification ne
peut se faire par la matière inerte. Ce ne sont pas les particules
élémentaires, les choses en apparence les plus stables,
qui représentent le fondement même de l’être,
mais, au contraire, les entités les plus « spirituelles »,
à condition de bien comprendre ce mot. Pour Teilhard, « spirituel
» n’est pas quelque chose de vague, d’indéfinissable,
de flou. S’il n’est pas possible de le définir avec
la plus grande précision, c’est qu’il s’agit
d’une entité essentiellement dynamique, mobile, à
ce titre insaisissable, qui échappe par conséquent à
toute tentative de délimitation trop serrée. Le spirituel
est ce qui ne peut être emprisonné dans le concept.
Le spirituel est associé au psychique. C’est le « dedans
» des choses, par opposition avec le « dehors », ce
que l’on voit des choses, ce que l’on saisit et que l’on
peut justement définir. C’est associé aussi à
la liberté, même si cette qualité ne peut être
attribuée strictement qu’à l’homme. Si l’on
parle de liberté pour les autres êtres, ce ne peut être
qu’analogiquement, mais cette analogie dit quelque chose de leur
nature. Dans Le Phénomène humain, Teilhard prend l’exemple
du chat, du chien, du dauphin, en remarquant « l’exubérance
de vivre », « la curiosité », qu’ils manifestent.
« A la différence de l’insecte, le mammifère
n’est déjà plus l’élément étroitement
esclave du phylum sur lequel il est apparu. Autour de lui une “aura”
de liberté, une lueur de personnalité commencent à
flotter » (152). C’est par l’ouverture à l’environnement,
à l’encontre d’une spécialisation étroite
qui paralyse, qu’un libre développement peut se produire.
La solidarité profonde se comprend donc sur le fond d’un
mouvement, d’un processus : « Dès ses formulations
les plus lointaines, la matière se découvre à nous
en état de genèse » (I, 44). Ce mouvement, qui est
celui de l’évolution, fait passer du mécanisme à
la liberté. Et c’est un processus sans fin : « le bout
de la Pensée, mais n’est-ce pas justement de n’en point
avoir ? », se demande Teilhard vers la fin de la partie consacrée
à la pensée dans Le Phénomène humain. Aucune
étape particulière, aucune forme actualisée n’est
le terme de l’évolution. Tout accroissement est le germe
d’une nouvelle étape dans le processus, d’une «
nouvelle vision incluant toutes les autres et portant encore plus loin
». Lorsque l’horizon semble se rapprocher, c’est la
promesse d’une transition vers un autre degré .
.................................Continuer
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La place particulière
de l’humanité
L’homme est « la clef des choses »
Dans cette solidarité dynamique du monde, aussi bien inerte que
vivant, minéral, végétal et animal, l’humanité
occupe une place particulière. Dans Le Phénomène
humain, l’homme est présenté d’abord au regard
de l’anatomie comme « un animal comme les autres » (159).
Par son « dehors », c’est effectivement ce que l’on
peut constater. Mais ce regard extérieur ne voit que le résultat
d’un processus, le produit fini, fixé, stabilisé.
Il importe de percevoir le processus lui-même, de regarder au «
dedans ».
On voit alors que quelque chose s’est produit, un « saut »,
ce que Teilhard appelle le « pas de la réflexion ».
Dans la grande chaîne du vivant, l’homme est la conscience
capable de faire retour sur soi-même. Il vit de sa relation avec
les autres entités du monde, mais cette relation est réfléchie,
pensée. Par cette individuation, l’élément
vivant, jusque là dispersé, se trouve constitué en
centre (161).
Et ceci a des conséquences au-delà de l’individu.
« L’être réfléchi, en vertu même
de son reploiement sur soi-même, devient tout à coup susceptible
de se développer dans une sphère nouvelle. En réalité,
c’est un autre monde qui naît » (161). De créature,
l’homme devient en quelque sorte à son tour créateur.
Il y a donc bien un « fossé », un « seuil »,
un « changement de nature », entre l’animalité
et l’humanité. Ceci peut être vu comme un privilège
de l’homme sur l’animal. Mais il ne faut pas perdre de vue
que cela ne peut se comprendre que dans un mouvement où ce qui
apparaît dans l’homme était déjà virtuellement
présent dans les degrés inférieurs de l’être.
Si l’homme est « l’harmonie dernière »,
c’est qu’il est « la clef des choses » (VI, 31).
C’est lui qui donne sens à l’ensemble, mais il ne peut
le faire que s’il reste ouvert à plus grand que lui : «
Plus l’homme sera homme, plus il sentira la nécessité
de se vouer à un plus grand que lui » (VI, 56 ; d’où
l’importance de la dimension religieuse, comme « adoration
»). Ce n’est pas l’humanité dans son état
actuel qui peut servir de référence, car cet état
est transitoire. Il n’a de valeur que si précisément
il est reconnu comme transitoire, passage vers un autre état à
venir.
Deux options se présentent donc. Pour la première,
qu’on pourrait qualifier de « matérialiste »,
l’être se définit par ses composantes les plus objectivables.
La vision est profondément mécaniste. Tout s’explique
par un déterminisme physique, dont dérivent les autres lois
(réduction de la biologie à la chimie). La pensée
est confondue avec l’instinct, ramenée à l’instinct.
On peut éventuellement rajouter à côté une
entité spirituelle, comme dans le dualisme cartésien, mais
sans rapport avec la précédente. L’autre option est
symétrique. L’être se définit non pas principalement
par ce qu’on observe dans une vision fixe, déterminée,
mais par le processus qui lui donne naissance, par le réseau de
relations dans lequel il s’insère et qu’il contribue
à modifier à des degrés divers.
Dans cette vision, Teilhard cherche à réconcilier matérialistes
et spiritualistes. Pour lui, « les deux évidences antithétiques
se résolvent dans un mouvement » (I, 165). Matérialisme
et spiritualisme « purs » pèchent par excès
de fixisme. La matière tend irrésistiblement vers l’esprit.
C’est cette tension qui représente la flèche créatrice
du temps : « Le primat de l’Esprit ; ou, ce qui revient au
même, le primat de l’Avenir » (« Le cœur
de la matière », p. 35).
Eléments critiques
Après cette présentation d’ensemble, on peut introduire
quelques éléments critiques. Peut-on dire alors que Teilhard
reste trop anthropocentrique, en plaçant l’homme au sommet
de l’évolution (cf. Gould) ? Pour d’autres, il serait
l’un des protagonistes de l’anti-humanisme contemporain (Breton).
De telles accusations croisées montrent qu’il y a une vraie
question et que la position de Teilhard n’est pas facile à
comprendre (NB : je ne reprendrai pas la deuxième critique, qui
me semble nettement moins justifiée).
On peut répondre aux premiers accusateurs par un argument qui apporte
de l’eau au moulin des seconds. Pour Teilhard en effet, comme on
l’a vu, l’humanité n’est pas le point final,
l’Oméga, de l’évolution. Il emploie parfois
l’expression de « sur-humanité », sans vraiment
définir précisément de quoi il s’agit (il ne
le pourrait d’ailleurs pas, dans la mesure où cet état
est au-delà de notre horizon de perception).
Certains biologistes, comme son collègue et ami Helmut
de Terra, ont estimé que Teilhard prenait insuffisamment en compte
le milieu naturel. Dans son livre de mémoire, il écrit :
« ne pas voir cela [les conditions du milieu, les facteurs climatologiques
et écologiques], c’est se trouver contraint à ramener
le progrès de la conscience réfléchie à des
forces sur la nature psychique desquelles la science ne peut tout bonnement
rien affirmer de certain. […] S’il y eut psychogenèse,
au sens teilhardien du terme, qui se développa à partir
des processus biogénétiques généraux, je peux
difficilement m’imaginer qu’elle n’ait pas été
influencée par de profondes modifications du milieu. Le fait de
n’avoir pas estimé à leur juste valeur de telles relations
doit être considéré comme l’un des points les
plus faibles de l’édifice intellectuel si grandiose élevé
par Teilhard ». Pour de Terra, le finalisme teilhardien l’empêche
de prendre suffisamment en compte ces facteurs environnementaux. Si toute
l’évolution est finalisée, ces facteurs sont de peu
d’importance.
Une conséquence de cela est le rapport de Teilhard
à la technique, à l’action transformatrice de l’homme.
Il ne s’est pas privé de chanter les louanges du progrès,
à une époque (entre les deux guerres mondiales) où
cette expression ne faisait pas recette dans le monde catholique, encore
fortement imprégné de jansénisme. A ses yeux, la
croissance du Royaume de Dieu ne pouvait pas ne pas aller de pair avec
le progrès des sociétés humaines (sans pour autant
qu’il puisse y avoir identification complète). Son estime
pour l’action transformatrice de l’homme doit se comprendre
sur ce fond.
Cette position a posé problème dans l’après
seconde guerre mondiale. La mentalité sociale avait changé
(bien que tout le mouvement de reconstruction ait longtemps écranté
ce changement plus profond). Des interrogations de fond se faisaient jour
à l’égard de l’optimisme des Lumières
que l’on tenait pour responsable des catastrophes dont on venait
d’être témoins ou victimes. De nombreux philosophes
de l’époque, bien que formés à l’école
du progressisme moderne, commençaient à soumettre ce progressisme
à la critique (en Allemagne, l’Ecole de Francfort : Adorno,
Horkheimer, Marcuse, etc.). En France, l’existentialisme était
influent. Teilhard s’est trouvé en réaction à
l’égard de ces courants.
Cependant, il ne faudrait pas faire de Teilhard un « optimiste »
de tempérament, au sens superficiel du terme, comme une sorte de
naïf qui, enfermé dans sa tour d’ivoire, serait incapable
de ressentir le drame de l’existence humaine. Comme l’atteste
sa correspondance, son Journal, ses notes de retraite, ce serait plutôt
le contraire. Mais c’est sa « foi » dans l’être
qui est le moteur de sa démarche. Il ne peut croire que ce monde
créé par Dieu soit « absurde », et destiné
à périr sans retour . Et il ne peut croire non plus, au
nom du réalisme de l’incarnation, qu’il faille attendre
une transformation spirituelle du monde, une « résurrection
» (de nouveaux cieux et une nouvelle terre, pour parler comme l’Apocalypse)
sans aucun rapport avec ce que nous expérimentons aujourd’hui.
La réaction, à la fois contre les tendances jansénistes
de son environnement de jeunesse et contre le pessimisme qu’il perçoit
dans la société européenne à son retour de
Chine en 1946, l’incite à adopter une attitude résolument
optimiste sur l’avenir du monde.
A de nombreuses reprises, il valorise la technique, y compris dans le
domaine biologique, d’une façon que nous n’oserions
pas reprendre aujourd’hui . Mais je ne pense pas qu’une certaine
« naïveté » à l’égard de la
technique moderne suffise à le placer dans le camp des «
technophiles ».
Le choix de la liberté
Le choix par l’homme de la liberté est difficile, parce que
les tentations sont symétriques. D’un côté,
il y a la tentation prométhéenne, celle de se croire affranchi
de toute détermination. Or l’humanité doit d’abord
percevoir qu’elle est profondément insérée
dans le processus évolutif, que « nous sommes le jouet d’énergies
qui dépassent des millions de fois nos libertés individuelles
» (V, 117). De plus, l’homme peut devenir, sans tout de suite
s’en rendre compte, « le subordonné de son œuvre.
Non seulement la machine, le champ, l’or – mais des organes
considérés primitivement comme de simple luxe, ou de pure
curiosité (tels les moyens de circulation rapide, ou les laboratoires
de recherche… ) sont devenus des espèces de choses autonomes,
douées d’une vie exigeante et illimitée » (VI,
46). Au lieu d’être un acteur libre et responsable, il devient,
sans toujours en être conscient, agi par le résultat de son
action.
Submergé par cela, il peut être tenté, à l’inverse,
de s’abandonner purement et simplement au grand courant qui l’entraîne,
renonçant à choisir ou s’évadant dans un autre
monde imaginaire. Mais alors, il n’est pas à la hauteur de
sa dignité humaine.
L’homme a donc une place particulière dans
la cosmologie teilhardienne. Il représente l’étape
la plus avancée dans le processus de complexification et donc de
centration. Par l’appréhension qu’il a de l’histoire
du cosmos, il le récapitule, il en est le sens. Mais il n’est
pas, surtout pas comme individu, la fin du processus. Il n’a l’intelligence
du monde qu’en étant ouvert à ce qui est plus grand
que lui, et non pas en se repliant sur lui-même. Cela nous invite
à passer à l’étape ultérieure, la place
de Dieu dans cette vision d’ensemble.
La relation à Dieu
Une spiritualité du cosmos
Il y a chez Teilhard un sentiment particulièrement intense de la
présence de Dieu au sein du monde. Pour lui, comme on l’a
vu, la matière n’est pas du tout inerte, chose morte à
disposition de l’homme et de sa manipulation, comme le voudraient
les « technophiles ». Même l’objet le plus matériel,
le plus « dur », le plus impénétrable est imprégné
de Dieu. Il y a une « diaphanie » divine au sein du cosmos.
Cette mystique du monde s’exprime très remarquablement dans
le bel « Hymne à la matière », dont quelques
expressions peuvent être méditées :
« Bénie sois-tu, puissante Matière, Évolution
irrésistible, Réalité toujours naissante, toi qui
faisant éclater à tout moment nos cadres, nous obliges à
poursuivre toujours plus loin la Vérité.
Bénie sois-tu, universelle Matière, Durée sans limites,
Éther sans rivages, — Triple abîme des étoiles,
des atomes et des générations, — toi qui débordant
et dissolvant nos étroites mesures nous révèles les
dimensions de Dieu.
Bénie sois-tu, impénétrable Matière, toi qui,
tendue partout entre nos âmes et le Monde des Essences, nous fais
languir du désir de percer le voile sans couture des phénomènes.
Bénie sois-tu, mortelle Matière, toi qui, te dissociant
un jour en nous, nous introduiras, par force, au cœur même
de ce qui est.
[…] Je te salue, inépuisable capacité d’être
et de Transformation où germe et grandit la Substance élue.
[…] Je te salue, Milieu divin, chargé de Puissance Créatrice,
Océan agité par l’Esprit, Argile pétrie et
animée par le Verbe incarné.
[…] Pour t’atteindre, Matière, il faut que, partis
d’un universel contact avec tout ce qui se meut ici-bas, nous sentions
peu à peu s’évanouir entre nos mains les formes particulières
de tout ce que nous tenons, jusqu’à ce que nous demeurions
aux prises avec la seule essence de toutes les circonstances et de toutes
les unions. »
Un « panthéisme » chrétien
On comprend qu’une telle mystique ait pu faire passer Teilhard pour
un panthéiste. Dans « Mon Univers » (1924), il écrit
qu’on ne peut atteindre la lumière divine « qu’en
se mêlant résolument aux eaux profondes du devenir cosmique
» (IX, 98). Pour atteindre le divin, l’homme devrait en quelque
sorte se fondre dans le cosmos. Teilhard emploie d’ailleurs lui-même,
à plusieurs reprises, le mot de panthéisme, mais dans un
sens bien particulier. L’une des meilleures références
est une conférence de 1923, « Panthéisme et christianisme
» (X, p. 71 sv), où il s’explique sur l’emploi
du mot dans un sens chrétien.
Son souci est de prendre en compte l’aspiration de l’homme
d’aujourd’hui (comme de toutes les époques) à
communier avec l’univers : « La préoccupation du Tout
a ses racines dans le fond le plus secret de notre être »
(74). C’est une tendance irrépressible de l’âme
humaine que cette « préoccupation du Tout ». L’esprit
de l’homme ne peut se satisfaire du multiple, de la dispersion.
Pour comprendre le monde, il lui faut l’unir. « Le Monde intelligible,
le Monde vrai, ne saurait être qu’un Monde unifié »
(id.). Les diverses composantes du monde ne sont pas intéressantes
comme telles, dans leur spécificité, dans leur individualité
close, repliée sur elles-mêmes, mais dans ce qui les unit
entre elles, dans ce qu’elles révèlent d’une
unité organique.
Mais est-ce seulement une aspiration, un vœu pieux ? Notre expérience
semble nous montrer que nous sommes enfermés dans la multiplicité,
que les divisions sont les plus fortes, que l’isolement est infranchissable,
de même que nous nous pensons voués à un déclin
inéluctable. Pourtant un autre instinct, plus profond, nous dit
le contraire. Une autre expérience nous fait éprouver dans
notre âme, « une sorte de conscience cosmique, plus diffuse
que la conscience individuelle, plus intermittente, mais parfaitement
caractérisée » (75).
Ce sentiment est aussi ancien que l’humanité. Les poètes
de tous les temps l’ont chanté, et les philosophes l’ont
réfléchi et conceptualisé. De plus, ce sentiment
conduit plus loin que lui-même. Il invite celui qui l’éprouve
à sortir de soi. Il est donc de nature « fondamentalement
religieuse ». « Sous l’expérience la plus profane
de l’amour (si elle est profonde), sous la construction la plus
froidement raisonnée de l’Univers (si elle cherche à
embrasser tout le réel), toujours quelque émotion divine
transparaît, et il passe un souffle d’adoration » (77).
De plus, loin de disparaître, ce sentiment d’unification universelle
apparaît comme en croissance. « Plus le Monde grandit sous
nos yeux, plus ses éléments se compénétrent
» (79). « L’Univers, dans sa totalité et son
unité, s’impose inéluctablement aujourd’hui
à nos préoccupations » (80).
Une telle conscience cosmique est-elle acceptable en perspective chrétienne
? Teilhard non seulement pense que oui, mais il pense aussi que seul le
christianisme est à la hauteur de cette conscience (j’ouvre
une parenthèse pour indiquer que l’exclusivisme qui apparaît
ici n’est pas à comprendre comme une supériorité
ontologique du christianisme sur les autres religions ou sagesses, mais
tout autant comme une invitation adressée au christianisme de se
mettre à la hauteur du défi posé ; le christianisme
n’est adéquat à la marche du monde qu’en termes
dynamiques, et non pas dans ses figures historiques, nécessairement
provisoires, dépassables). Le christianisme est à la hauteur
de cette conscience, parce qu’il proclame, à la suite de
saint Paul, que Dieu est « tout en tous » : « Et quand
toutes choses lui auront été soumises, alors le Fils lui-même
sera soumis à celui qui lui a tout soumis, pour que Dieu soit tout
en tous » (1 Co 15,28) .
Prendre l’Incarnation au sérieux
Pour élaborer une authentique spiritualité chrétienne
du cosmos, il convient de se débarrasser des représentations
qui encombrent l’expression classique du christianisme, et nous
empêchent d’accueillir cette communion avec l’ensemble
du cosmos. Il se trouve en effet que, pour des raisons historiques, le
christianisme s’est trouvé en opposition frontale avec différentes
formes de panthéisme et a tendu à évacuer toute sensibilité
cosmique.
Ce que rejette Teilhard est ce qu’il appelle dans une lettre, «
créationnisme anthropomorphique et enfantin » , une conception
de Dieu comme « cause efficiente » du monde, autrement dit,
un Dieu simplement extérieur au monde, un « artisan »,
sans autre relation à lui qu’une opération de type
« technique », une action à distance. Pour Teilhard,
la relation de Dieu au monde, dans toutes ses dimensions, pas seulement
avec l’âme humaine, est une relation de proximité,
de présence intime. C’est l’amour, « la plus
universelle, la plus formidable, et la plus mystérieuse des énergies
cosmiques » (VI, 41) qui en est la meilleure expression.
La fine pointe du christianisme se montre pour Teilhard dans la conception
chrétienne de l’Incarnation de Dieu, scandale d’ailleurs
pour d’autres traditions religieuses (il faut bien reconnaître
ici une particularité chrétienne, qu’il ne s’agirait
pas de minimiser sous prétexte de « générosité
»). Pour l’illustrer, Teilhard propose l’image du baptême
du Christ dans le Jourdain, où Dieu lui-même s’immerge
dans l’élément du monde. Mais pour lui, il faut comprendre
l’incarnation non pas comme un événement ponctuel
et, à ce titre, exceptionnel. « Le christianisme est par
définition et par essence, la religion de l’Incarnation.
Dieu s’unissant au monde qu’il crée, pour l’unifier,
et, en quelque manière, pour l’incorporer en lui »
(V, 46). Il la comprend au sens de Paul dans l’épître
aux Colossiens : c’est l’univers entier qui devient le corps
du Christ.
Naturellement, il ne s’agit pas de baptiser toutes formes de panthéisme
classique. Il est vrai que Teilhard, dans son souci d’accueillir
cette tradition spirituelle dans laquelle il se reconnaît, est peut-être
moins précis sur les critères de discernement. Il se contente
de rejeter l’attitude qui « sous prétexte d’unifier
les êtres, les confond, c’est-à-dire anéantit
en fait, par le monisme, le mystère et la joie de l’Union
» (91). On voit donc encore une fois que le modèle sous-jacent
est l’amour qui rapproche les êtres, non seulement sans les
confondre, mais en les différenciant. Il n’y a d’amour
authentique qu’entre personnes constituées dans leur être
personnel. L’union différencie : « Une personne ne
peut disparaître en passant dans une autre personne : car, par nature,
elle ne peut se donner, en tant que personne, qu’autant qu’elle
reste unité consciente d’elle-même, c’est-à-dire
distincte » (VI, 88). La personne divine ne se fond pas dans un
univers anonyme, pas plus que nous ne sommes invités à nous
fondre les uns dans les autres au profit d’un grand Tout. C’est
plutôt le cosmos qui acquiert une valeur personnelle comme un organisme
où la différenciation de chaque élément concourt
à l’harmonie de l’ensemble (la métaphore du
corps est aussi paulinienne).
Le vocabulaire classique de l’immanence et de la transcendance touche
ici à ses limites. Teilhard dit qu’il cherche à harmoniser
les deux, mais préfère parler de « présence
» qui rend un son personnaliste . De fait, cette approche relationnelle
ne peut se comprendre que dans une conception dynamique, évolutive,
et non pas fixiste, du monde. « Dieu » n’est pas un
concept qui serait soit à l’intérieur (« immanence
») soit à l’extérieur (« transcendance
») d’un système clos et statique, mais une instance
dont la relation aux composantes du monde l’anime, le vivifie, le
dynamise. S’il y a transcendance, c’est celle de toute personne
vivante, qui ne se laisse pas réduire à l’image que
nous nous en faisons, qui ne se laisse pas posséder, et que nous
ne laissons pas nous posséder au sens captatif du terme.
Le Dieu de Teilhard n’est donc pas un Dieu de surplomb,
sorte de despote cosmique qui ne demande que l’obéissance
aveugle. « Dieu, être personnel, se présente à
l’homme comme le terme d’une union personnelle » (VI,
204). Et Teilhard ajoute cette belle formule, qui reprend d’ailleurs
des expressions bibliques : « le don du cœur au lieu du prosternement
des corps ; la communion au-delà du sacrifice » (205).
Conclusion
A bien des égards, la pensée de Teilhard a l’immense
mérite de nous inviter à penser chrétiennement la
nature, ce que la théologie de son temps faisait peu (et la nôtre
pas toujours beaucoup plus). Il s’agit de prendre au sérieux
l’idée d’un Dieu qui s’incarne, qui s’immerge
dans le monde concret. Aucun surnaturalisme ne peut nous sauver. Nous
sommes invités à prendre au sérieux l’action
humaine. Tout ce que nous réalisons de concret a un poids spirituel.
Il nous invite à penser largement. L’humanité n’est
pas une instance détachée des autres composantes du cosmos.
Elle en est profondément solidaire. On peut se rêver en position
de surplomb, comme on a pu concevoir un Dieu agissant sur le monde de
l’extérieur, mais c’est une illusion.
La question la plus délicate que soulève sa
pensée est de savoir s’il n’accorde pas trop à
l’homme. Dans un texte de 1921, « Science et Christ »,
il n’hésite pas à écrire : « Notre devoir
d’hommes est d’agir comme si les limites de notre puissance
n’existaient pas » (IX, 60). La formule est dangereuse. Cette
non-reconnaissance des limites n’est-elle pas une illusion encore
pire que la tentation de s’évader hors du monde ? Le principe
du « tout essayer » qu’il défend à plusieurs
reprises dans divers écrits et conférences, ne doit pas
être caricaturé (il ne s’agit pas d’inviter à
faire n’importe quoi), mais il demanderait une réflexion
plus développée que celle qu’il en propose.
La difficulté est qu’on ne peut pas invoquer de limites «
naturelles » à l’action de l’humanité.
Mais sa grandeur consiste justement à savoir en poser. De même
que Dieu, au septième jour de sa création, s’est «
arrêté », lui le « tout-puissant », il
faut aussi que son image cosmique, l’humanité, apprenne à
poser une limite à son action avant qu’elle ne devienne dévastatrice.
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